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Le soufisme
Le soufisme est la voie ésotérique de
l'islam. Il a pour but de connaître le divin. Mieux
encore: de le percevoir, de le goûter. La voie qui mène à cette
connaissance a peu à voir avec la théologie ou la philosophie.
Elle est d'abord affaire de travail sur soi, d'éducation et d'éveil
à la présence divine.
Le vrai rôle de la religion n'est pas, dans
cette perspective, d'affirmer une doctrine ni de présenter une voie
toute tracée de salut pour l'au-delà. Mais d'offrir des méthodes
permettant de vaincre son individualité, pour s'ouvrir à la réalité
divine.
Selon l'enseignement du
tassawuf (
soufisme, en arabe ), l'ennemi à combattre n'est ainsi pas tant
"l'infidèle" à l'extérieur de nous, que l'infidèle qui
est en nous : l'ego, ou le moi centré sur lui-même et se percevant
comme séparé. Celui-ci n'est en fait qu'une illusion, que l'on
peut, que l'on doit même dissiper ( fana 1).
Selon l'un des hadith2 ,
il existerait 90 000
voiles
entre nous et la réalité supérieure... S'éveiller, c'est lever
un à un ces voiles qui nous empêchent de voir la lumière
divine... |
Etymologie
L'origine du mot "soufi",
tassawouf en
arabe, demeure mystérieuse, aussi mystérieuse que le soufisme
lui-même. Mais on admet le plus souvent qu'il vient de suf qui,
en arabe, désigne la laine. On aurait appelé ainsi, au départ, un
groupe d'ascètes portant des manteaux de laine et l'appellation se
serait étendue ensuite à tous les mystiques de l'Islam... La laine
évoque le détachement, mais aussi la plus haute réalisation
spirituelle : le Coran précise que, lorsque Dieu s'adressa à Moïse,
ce dernier était entièrement revêtu de laine.
Par ailleurs, la racine
çad-waw-fa' , dont le sens de base est "pureté", possède aussi,
selon la science des lettres, une identité secrète. Avec les mêmes
consonnes, on peut en effet obtenir un mot qui signifie " il
a été choisi comme ami intime ". Autant de termes qui
conviennent bien aux mystiques. Cependant, les soufis préfèrent généralement
s'appeler eux mêmes " les pauvres ", en arabe "
al fukara" , pluriel de fakir , en persan "darvish" , qui ont donné en français respectivement "fakir"
et " derviche". |
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Et découvrir alors que moi, l'autre, toutes les créatures
qui peuplent le ciel et la terre font partie de cette réalité ultime et
une, qui est la première et la dernière, l'apparent et le caché en
toutes choses.
Concrètement, le soufi doit posséder
trois qualités primordiales : l'humilité, la fraternité et la sincérité.
Son objectif est d'abord de ne plus vivre dans le paraître, mais dans l'être.
Grâce à la meilleure conscience qu'il acquiert de lui-même, ses
sentiments s'apaisent, se transforment. Ses relations avec le monde et
avec autrui changent. Il devient plus libre d'agir et de penser. Cela lui
ouvre toutes les voies; on pourrait dire à la limite, qu'il existe
autant de voies qu'il y a d'êtres humains.
Il est cependant difficile de ne pas s'égarer
dans le désert si l'on ne dispose pas de points de repères. Le rôle du
maître, le cheikh3 , qui demeure fondamental dans le soufisme,
est de nous offrir ces points de repère, afin de nous guider jusqu'à
l'oasis. Ibn 'Arabi4 , a illustré de façon saisissante le
danger qu'il y aurait à vouloir cheminer seul, sans compagnon : " Celui
qui n'a pas de maître , affirmait-il, a pour maître
Satan". - Satan, c'est-à-dire, en langage moderne, l'ego.
Les points de repère laissés par les
maîtres sont autant de méthodes, qui sont toujours enseignées dans les
tariqa5 , les confréries. Ce sont principalement la prière,
la méditation, la retraite, le voyage ou la pérégrination, la musique
et la danse. Chaque maître, chaque tariqa, mettra l'accent sur l'une
d'entre elles. Par exemple, dans ma confrérie, la confrérie Alawiya, on
utilise surtout la méditation autour des noms divins. Le maître
recommande ou désigne à son élève l'un de ces noms : le Savant, le Miséricordieux,
le Sage, la Paix, la Vérité, la Lumière, le Voyant...Ces noms sont des
qualités divines, ils nous révèlent en même temps ce que nous sommes
profondément, dans notre essence. Quelqu'un qui n'est pas en paix avec
lui-même méditera sur le nom de la Paix. Cette paix divine va pénétrer
en lui, il y aura une transformation, son rapport avec lui-même va
changer automatiquement.
Les dhikr6 , les récitations
des noms divins, se font parfois en silence, parfois à haute voix. Les
noms suscitent une vibration à l'intérieur et autour de nous et changent
la réalité de l'instant. Ce sont des noms saints, des noms sacrés. Mais
il n'est pas recommandé de les méditer sans préparation, ni
autorisation. Certains en les répétant, pourraient se trouver mal, ou
perdre la raison.
Le voyage nous entraîne loin de chez
nous. Il nous permet de laisser ce qui est parfois devenu trop lourd, qui
nous enferme comme une chape de plomb et nous empêche d'évoluer. Il nous
emmène vers nos frères, qui sont autant de miroirs de notre propre réalité.
Toutes les choses, même les plus contraires, les plus éloignés, se
rejoignent en un point, ce point qui est le centre en nous-mêmes.
Voyager, c'est partir avec la perception que tout est divin. Si cette présence
divine est en moi, alors j'entrerai en contact avec l'arbre, avec la pierre,
avec les hommes. Le monde entier est un miroir...Les différences sont une
miséricorde. D'où l'immense tolérance qui caractérise les soufis: ils
ne voient pas l'autre comme un infidèle, mais comme une créature de
Dieu, envoyée par Lui pour être leur miroir. A la mort de
Rumi7
tout le monde pleurait: les juifs et les chrétiens comme les musulmans.
Il en était de même à la mort de mon grand-père (Cheikh Adda BENTOUNES).
Il voyait dans chaque être une créature divine qui avait sa propre réalité,
son propre parfum, sa propre raison d'être.
La musique, accompagnée ou non de
chants, joue un très grand rôle dans le soufisme. A toute heure du jour,
à tout moment de la vie, à toute émotion, correspond un
sama8 .
Les soufis disent que, lorsque Dieu a créé l'être "adamique"
avec de l'argile, l'âme n'a pas voulu habiter ce corps, qu'elle a considéré
comme une prison. Alors Dieu a envoyé deux anges jouer de la musique,
pour la charmer. C'est pour cela que la musique apporte à l'âme une
sorte d'ivresse, de transcendance, qui invite l'homme à quitter ses manières
d'être habituelle..
Les danses sont une façon de réciter
les noms divins avec le corps tout entier. Les maîtres enseignent
toujours après une séance de dhikr ou après une séance de danse. A ce
moment-là, le coeur9 est mieux préparé, la conscience
est plus ouverte. Elle ne va pas s'arrêter aux mots, elle va saisir
l'essentiel, l'absorber. Pour les soufis, le divin n'est pas quelque chose
qui se pense, mais vraiment quelque chose qui se goûte. C'est quelque
chose de très réel, de tangible, du domaine des sens.
Par ailleurs les soufis pratiquent ce
que pratiquent tous les musulmans : le jeûne, le pèlerinage à la Mecque, les cinq prières quotidiennes...Mais dans le
Tassawuf, nous
admettons aussi ce que nous appelons " les gens du blâme".
Ceux-là ont un comportement qui bouscule les idées reçues et choque les
autres musulmans. On leur jette la pierre, on les repousse. Ils agissent
ainsi pour que les autres ne s'enferment pas dans leur suffisance, qu'ils
se remettent en question.
Toutes ces pratiques constituent une
sorte de polissage du cœur, symbole du centre qui est en nous, de notre
intériorité. On polit, polit, polit le cœur, inlassablement par ces
pratiques, mais aussi par la vie toute entière. Il y a certes des moments
où il est nécessaire de se retirer du monde. Mais les soufis, pour la
plupart, ne sont pas des moines. Ils exercent des responsabilités, ont
une famille, travaillent. Même dans ses aspects les plus ténébreux, le
monde demeure lumière. Le métier, la vie de famille sont des formes de
prière. Simplement, le monde, dans son aspect matériel, est une
illusion. Ce n'est pas seulement le moi qui est une illusion, c'est aussi
l'ensemble des phénomènes. On ne peut pas fonder sa vie sur une illusion
! Les soufis disent que ce monde est comme un pont. Un pont, on n'y
demeure pas, il est fait pour être traversé. Donc on ne demeure pas dans
le monde, on le traverse et on va de l'autre côté, vers le divin,
l'essentiel, le spirituel.
Les soufis ne se proclament eux-mêmes
jamais soufis, ce sont les autres qui les désignent ainsi; car l'éducation
d'éveil n'est pas propre au soufisme. On la retrouve chez tous les
chercheurs de vérité. Le soufisme n'est ni une école, ni une doctrine :
c'est un état d'être. Il est cependant ancré- c'est ce qui fait sa spécificité
par rapport aux autres voies ésotériques- dans la tradition islamique.
Je dirais même qu'il est le cœur de l'Islam. De manière générale, le
soufisme recommande d'être ancré dans une tradition exotérique : c'est-à-dire
qui fait l'objet d'un enseignement public. C'est une question de sécurité.
Quand on voyage sur un océan, on a besoin d'une boussole et de points de
repères. Le maître, le guide, a lui-même besoin d'être rattaché à
quelque chose, il est d'abord un disciple. Il n'y a pas de maître
autoproclamé dans le soufisme, c'est inconcevable. Le maître n'est pas
Dieu. Il reste un homme.
Si j'emploie le mot "ésotérique"
pour désigner le soufisme, cela ne signifie pas que les soufis s'intéressent
aux choses occultes, magiques, ni qu'ils cherchent à obtenir des pouvoirs
spéciaux. Certes, lorsque l'âme est ancré dans le divin, elle peut se
voir dotée de dons de vision ou de guérison. Mais ce n'est pas
l'essentiel. Si on s'attache à ces dons, ils deviennent un voile supplémentaire.
Certaines voies ont dévié à cause de cela et ont perdu de leur
authenticité. Non : lorsqu'on parle d'ésotérisme, on évoque d'abord
l'esprit, la spiritualité, la recherche intérieure. L'Islam,
comme toute religion, a un aspect extérieur, fait de lois, de doctrines,
de préceptes, etc. Mais les soufis ne se suffisent pas de cela. Ils
veulent aller vers l'esprit qui anime la lettre. Pour le soufi, le divin
ne peut être qu'amour, l'Islam ne peut être que religion d'amour. Voir
la religion comme une contrainte est aberrant. Le soufisme date de
quatorze siècles, il est né pratiquement avec l'Islam. Mais pour
certains , il existait avant, puisqu'il est universel. Les soufis ne se réfèrent
pas seulement à la révélation coranique, ils se réfèrent aussi aux
grands prophètes bibliques, Abraham, Moïse, Jésus. Ils ne voient pas
ceux-ci comme des messagers d'une religion, mais comme des initiateurs de
l'humanité. Entre le message de tous ces prophètes, parmi lesquels
d'autres, comme le Bouddha, peuvent trouver leur place, il y a une
continuité, ils sont reliés spirituellement les uns aux autres comme les
grains d'un chapelet sont reliés par un fil. Chaque prophète est venu
initier l'humanité à l'un des aspects du divin. Par cet aspect
initiatique, ils n'appartiennent pas au passé, mais au présent.
Dans toute les confréries, l'initiation
donnée par le maître au disciple, est le garant de l'enseignement qui
est donné. Celui qui initie aujourd'hui ne fait que transmettre ce qu'il
a reçu de son propre guide; et ainsi de suite, jusqu'au prophète
Mohamed.. C'est une sorte de chaîne, de transmission continue, sans
rupture. Du point de vue exotérique, la fidélité du message est ainsi
assurée. Du point de vue ésotérique, le dernier maillon fiat bouger
toute la chaîne. Instantanément, l'initié entre en contact direct avec
la source. Grâce à cette transmission, le soufisme demeure, depuis son
origine, une voie de réalisation opérative.
Aujourd'hui, les religions sont devenues
des prisons pour l'esprit. L'aspect extérieur a pris tellement
d'importance que l'homme ne peut s'y épanouir. Les soufis se sentent
proches de toutes les créatures au-delà de toutes les religions. Chaque
être a reçu le divin en dépôt. Tout le monde aspire au bonheur.
Certains le recherchent dans l'argent, dans le pouvoir ou dans le salut
d'une religion. Ce sont des moyens illusoires. Une seule chose peut réellement
apaiser et apporter le bonheur, c'est de vivre dans l'union et non dans la
séparation, dans la perpétuelle contemplation du divin. C'est, au fond,
notre véritable nature. Ainsi pour les soufis, le paradis ne se situe pas
après la mort mais ici-bas.
Je suis persuadé que l'homme de demain
sera rattaché à une tradition, mais se sentira l'héritier de toutes. La
modernité, si nous savons la gérer, peut déboucher sur l'universalité.
Il est dit qu'à la fin des temps un enfant aura la même sagesse qu'un
homme qui aurait prié et médité toute sa vie. Il est dit aussi :" L'agneau
jouera avec le lion, le serpent avec l'enfant" ... Mais c'est
d'abord à l'intérieur de nous que cela se joue.
Entretien réalisé par Monsieur
Georges-Emmanuel Hourant
In : Actualité des religions N° 9
octobre 1999
Pour en savoir plus sur le
soufisme:
|
Le soufisme cœur de l'Islam:
de
Cheikh Khaled BENTOUNES , entretiens réalisés par Bruneau et Romana
SOLT; édition La Table Ronde, 1996.
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|
Qu'est-ce que le soufisme? , de
Martin LINGS- Points Sagesses- Le Seuil.
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|
L'Homme intérieur à la lumière du
Coran , de Cheikh Khaled BENTOUNES- Albin Michel.
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|
Islam, l'autre visage ,
d'Eva de
Vitra-Meyerovitch; Espace Libre; Albin Michel.
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|
Le soufisme , d'Alain Chevalier-
Que sais-je?- PUF.
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|
La vois soufie , de Faouzi Skali-
Albin Michel.
|
|
Le coeur des prophètes ,
de
Cheikh Khaled BENTOUNES - Albin Michel.
Notes:
1.fana: extinction
de tout désir humain, ou mort de l'ego. C'est le but du combat que
livre le soufi contre lui-même.
2.Hadith:
Paroles du Prophète, transmise en dehors du Coran par une chaîne
connue d'intermédiaires. 3.Cheikh:
Le Cheikh, le maître spirituel se rattache nécessairement à une
chaîne initiatique (Silsila ) remontant au fondateur de sa communauté,
voire au Prophète. 4.Ibn
Arabi: (1165-1240), "le plus grand maître"
L'Andalou Ibn Arabi parcourt le monde à la recherche d'un maître,
avant de s'établir à Damas. Mystique n'écoutant que " L'Ange
de l'inspiration ", ascète exemplaire, visionnaire mais aussi
grand savant, il écrit une oeuvre immense dans laquelle il aborde
tous les aspects de la vie spirituelle. Sa doctrine qui repose sur
l'unicité de la réalité, suscite encore de nombreuses réserves de
la part des docteurs de la loi. 5.Tariqa:
ou confrérie (pluriel Tourouq) se comptent par centaines et se
sont répandues dans tout le monde musulman et même à partir du XIX°
siècle en Europe et aux Etats-Unis. 6.Dhikr:
Prière collective consistant à répéter le nom de Dieu. Le mot
Dhikr, qui signifie littéralement "mention", contient à la
fois la notion de remémoration et celle d'évocation. Le secret
spirituel, le "Sirr", est transmis lors de l'initiation. Son
principal véhicule en est le Dhikr. 7.Rûmi:
(1207-1273), " notre maître le Byzantin"; poète
incomparable, Rûmi chante sans cesse la douleur de la séparation et
la joie de l'union. "Oui, dit-il, les assoiffés cherchent l'eau.
Mais l'eau cherche aussi les assoiffés ". A ces yeux, toute la
nature est le miroir de Dieu. Né à Samarkand, il fonde à Konya
(Anatolie) l'ordre des derviches tourneurs, leur danse symbolise la
ronde des planètes. 8.Sama:Le
Sama désignait à l'origine la science du ciel, l'astronomie. Chez
les soufis, il est devenu le concert spirituel, unissant chant,
musique et danse, symbolisant la ronde des astres. Par cette ronde, le
mystique entre en communion avec le divin, jusqu'à l'extase. 9.Cœur:
Le cœur est le centre de l'âme. Il symbolise la faculté de
percevoir le transcendant. Cette faculté est voilée chez les hommes
ordinaires: "Ce ne sont pas leurs yeux qui sont aveugles" dit le Coran en parlant de ceux-ci,
" mais leur cœur
". A l'inverse les soufis sont souvent nommés " Ceux
qui ont du cœur ". |
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